Définition du Larousse.

Frelater (verbe transitif)

1. Mêler une substance, un produit de substances étrangères. Synonymes : dénaturer, trafiquer.

2. Faire perdre à quelque chose ce qu’il a de naturel : Ces lectures frelatent le goût. Synonymes : corrompre, dépraver, falsifier, fausser, gâter.

Le scandale de l'histoire frelatée de l'Alsace

1. Histoire d'une falsification

C’est au XIXe siècle que des historiens de diverses nationalités se sont mis à rédiger des « romans nationaux », donnant un sens à l’histoire des constructions étatiques qu’ils entendaient valoriser. En France, les grands artisans de ces récits patriotiques furent Jules Michelet (1798-1874) et Ernest Lavisse (1842-1922). L’inscription de l’Alsace dans le roman national français a pris une dimension particulière après la cession de cette région à l’Allemagne par le traité de Francfort de 1871. Michelet qui, avant la guerre, voyait dans l’Alsace « un lien entre deux peuples unis » la décrit ensuite comme une « petite France, plus France que la France ». La blessure d’amour-propre née de la cession de 1871 a motivé du côté français des Vosges tout un tas de publications ayant l’objectif plus ou moins affiché de prouver la nature intrinsèquement française de l’Alsace. Lavisse, l’« instituteur national », écrit encore en 1913 (!) dans un manuel d’Histoire de France pour le cours élémentaire : « La France a été obligée de payer aux Allemands cinq milliards et de leur céder l’Alsace et la Lorraine, deux belles provinces qui regrettent de n’être plus françaises ».

Pour les petits Français de l’époque, il y avait, à partir de 1912, L’histoire de l’Alsace raconté aux petits enfants… par le dessinateur germanophobe Hansi qui montre de gentils Latins affronter des Germains aussi sauvages que ridicules depuis César et Arioviste. En fait d’histoire, c’était de la propagande ! Après 1918, les élucubrations du caricaturiste toucheront aussi les petits Alsaciens. Au rang des ouvrages farfelus, citons également L’Alsace à travers les âges, paru en 1890 sous la plume d’un certain Rodolphe Kaeppelin, ancien industriel de Colmar, émigré en France après 1871. On peut y lire que « les aborigènes du pays gaulois devenu plus tard l’Alsace sont restés purs de race dans la province gallo-romaine et n’ont été complètement transformés en gallo-francs que vers l’époque où a régné Charlemagne » et comme « ils n’ont subi d’invasion ni d’armées ni de populations teutonnes, […] leur race n’a pu être altérée ». Relooké en livre illustré dernière tendance, L’Alsace à travers les âges a été réédité sous le titre d’Histoire de l’Alsace en 2019 par une maison d’édition de l’ouest de la France : on n’y trouvera aucun commentaire critique, aucune mention même de la date de la première édition ! D’ailleurs, Hansi aussi continue d’être réédité : la falsification la plus éhontée est scandaleusement actuelle !

D’autant que la production continue : en 2015, le professeur d’université en retraite Georges Bischoff publiait Pour en finir avec l’histoire d’Alsace. L’éminent médiéviste, également connu pour son engagement politique aux côtés de Jean-Pierre Chevènement, y livre une version très personnelle de l’histoire de l’Alsace, dans laquelle l’autonomisme est présenté comme « un phylloxéra politique ». Le parti-pris est si visible qu’un collègue universitaire moque gentiment cette « histoire patriotique comme on écrivait au XVIIIe siècle » dans sa recension pour la Revue d’Alsace. Entendons-nous bien : tout mythe patriotique est l’ennemi de l’histoire, d’où qu’il vienne. Aussi, le roman national allemand ou même un roman national alsacien ne doivent pas recueillir davantage notre complaisance. Mais ce sont bien les théories particulièrement fumeuses du roman national français qui triomphent depuis des décennies en Alsace.

2. Les méthodes de la falsification

Pour frelater notre histoire, le roman national français emploie trois méthodes de falsification : par action, par omission et par réduction. Voici en quoi elles consistent.

2.1. La falsification par action

La falsification par action est la plus simple à repérer. Elle se manifeste notamment par l’emploi de mots orientés. Les premières places dans ce lexique de combat reviennent incontestablement au triptyque Annexion / Occupation / Libération.

L’Annexion avait gardé un sens neutre jusqu’au début du XXe siècle : la France n’a-t-elle pas fêté en 1910 le « cinquantenaire de l’annexion de la Savoie » ? Le terme n’a pris un sens négatif qu’avec la Première Guerre mondiale, lorsque la propagande française l’utilise pour dénoncer le traité de Francfort : il dégage désormais un parfum de violence et d’oppression. De ce fait, l’emploi du terme « annexion » ne s’utilise pas pour désigner les conquêtes françaises en Alsace aux XVIIe et XVIIIe siècles : on parlera, nonobstant leur caractère sanglant, de « réunion », de « rattachement » ; c’est tellement plus convenable ! Et encore moins pour la reconquête de 1918 qui est pourtant bien, techniquement, une annexion. L’annexion, chargée péjorativement, ne peut qu’être allemande ! Avec un grand A, comme pour Antiquité, elle passerait même pour une période… ou plutôt deux périodes : la première Annexion (1871-1918), déjà oppressante mais encore supportable, annonce la seconde Annexion (1940-1945), appelée aussi Annexion de fait, même si l’on ne s’encombre pas toujours de la précision.

L’occupation est une autre version de l’« annexion », très répandue dans le langage populaire. Utiliser ce terme pour désigner à la fois la période du Reichsland qui s’ouvre avec la cession de l’Alsace en 1871 (un acte légal approuvé par le parlement français à plus de 80% des votants) et celle de 1940-1945 (illégale car en violation du droit international) relève, au mieux, d’une méconnaissance de l’histoire ; au pire, d’une volonté délibérée d’étendre les effets criminels de la seconde à la première. L’intention de cette falsification sémantique saute alors aux yeux : les plus décomplexés vont jusqu’à qualifier les fonctionnaires du Reichsland de… pré-nazis et/ou les partisans actuels du bilinguisme français-allemand de néo-nazis !

Avec la Libération, il faut être plus nuancé. En 1944/45, elle a toute sa place – avec son grand « L » – dans l’histoire de l’Alsace, libérée de la dictature nazie et de ses crimes. Mais en 1918, de quoi est-elle « libérée », l’Alsace ? Du « joug boche », bien sûr quand il ne s’agit pas de l’« occupation allemande » ! Tout au contraire, le Reichsland Elsass-Lothringen – qui plus est majoritairement germanophone – aura bénéficié d’avancées sociales, culturelles, économiques et politiques (avec la constitution de 1911 qui lui accorde une large autonomie) considérables : il est des jougs plus lourds à porter… D’aucuns avanceront que l’Alsace a été libérée « de la dictature militaire » (allemande, cela va sans dire) … Sauf que la dictature militaire française, subie par les communes alsaciennes « libérées » depuis 1914, s’étend alors sur l’ensemble du territoire alsacien, avec son lot d’expulsions et de commissions de triage : une dictature reste une dictature…

La falsification par action peut également consister en l’érection de balises mémorielles indues. On pense notamment à la colonne dressée à Turckheim à la gloire de Turenne, maréchal de Louis XIV, vainqueur aux portes de ladite ville, le 5 janvier 1675, de l’armée de Frédéric-Guillaume Ier de Brandebourg, permettant ainsi la poursuite de l’annexion de l’Alsace par la France. Hansi – toujours lui – avait dessiné dans L’histoire de l’Alsace racontée aux petits enfants une représentation de l’issue de la bataille, montrant la population turckheimoise se réjouissant de la victoire française ! En réalité, Turckheim fut littéralement mis à sac par la soldatesque de Turenne, lequel voulu ainsi punir ses habitants de lui avoir… refusé leur aide ! La stèle qui, avec sa fleur de lys, a l’air de faire partie du paysage depuis le Siècle du Roi Soleil, a en fait été construite en 1932 (la période n’est pas anodine) à l’initiative et grâce au financement de tout ce que l’extrême-droite nationaliste française comptait alors d’affidés dans la région et au-delà. Aujourd’hui encore, Turenne est donc honoré à Turckheim, paradoxalement sur le lieu même de ses crimes… Mais ailleurs aussi : il a des rues à son nom dans toute l’Alsace qu’il faisait autrefois trembler ! Nommer un lieu, c’est aussi imposer une histoire et, en Alsace, cette histoire est particulièrement imprégnée par le roman national : maréchaux de la Première Guerre mondiale, Barrès, Déroulède… toutes les grandes figures de la Revanche ont leurs plaques de rue chez nous !

La falsification par action apparaît ainsi comme la plus directe, la plus éhontée car elle n’hésite pas à inventer des faits pour les imposer comme vérité historique, jusqu’à les intégrer dans les manuels scolaires. La falsification par omission est plus… sournoise.

2.2. La falsification par omission

On le voit avec Turenne, la falsification par action s’articule avec la falsification par omission. Ainsi oublie-t-on de dire que le Saint-Empire Romain Germanique – en allemand das Heilige Römische Reich deutscher Nation – est le premier empire allemand. On oublie de dire que l’Alsace ne s’est pas du tout livrée à la France au XVIIe siècle mais que Louis XIV l’a ravie par la force, morceau après morceau. On oublie de dire qu’en Alsace, la Révolution s’est faite en allemand, La Marseillaise, déclamée par un officier de passage, recueillant le monopole du souvenir. On oublie de dire qu’avant 1870, tout le monde parlait d’« allemand » pour désigner la langue parlée en Alsace et que le Hochdeutsch était alors la langue de la presse et de l’école… Ecole où la politique de francisation des années 1860 a provoqué une levée de bouclier. On oublie de dire que dans la Guerre de 1870, la France était l’agresseur, avec des visées expansionnistes en Allemagne et qu’elle a cédée l’Alsace-Lorraine par le traité de Francfort avec l’approbation d’une large majorité de députés français. Avec la méthode de falsification par omission, on ne ment pas : on oublie certaines vérités pas bonnes à dire, parce qu’elles mettent en péril le beau roman national…

Ainsi encore, on oublie de parler de la période du Reichsland, de 1871 à 1918 : combien d’Alsaciens ne connaissent même pas ce mot, malgré le classement de la Neustadt de Strasbourg, édifiée durant cette période, au patrimoine mondial de l’Unesco en 2017 ? On oublie de dire que l’Alsace obtint même le statut d’Etat en 1912. On oublie de parler des 380 000 Alsaciens-Lorrains qui ont servi sous l’uniforme feldgrau en 1914-1918 pour la défense de leur patrie d’alors, l’Allemagne. On oublie de parler des épurations ethnique et politique qui ont suivi l’armistice de 1918. On oublie les opérations de remplacement de l’or allemand par du papier français. On oublie de parler de la répression policière et judiciaire de l’autonomisme durant l’entre-deux-guerres qui a trouvé son point d’orgue dans l’exécution du Dr Charles Roos en 1940. On oublie de dire que l’évacuation de 1939 s’est faite dans des wagons à bestiaux et qu’on était bien loin d’une ambiance de colonies de vacances. On oublie de parler des résistants autonomistes pendant la Seconde Guerre mondiale. On oublie de dire que le camp de concentration construit par les nazis au Struthof a été réutilisé par la France pour interner des Alsaciens suspects de collaboration (dont des enfants !). On oublie, enfin, de parler de la politique brutale d’acculturation de la seconde moitié du XXe siècle : Alsace, une langue qu’on assassine – l’ouvrage sorti cette année qui relate la politique d’interdiction de l’alsacien à l’école – a été recensé par la Basler Zeitung mais pas par les Dernières Nouvelles d’Alsace ni par L’Alsace.

L’Annexion paisible. Voilà le genre de sources que l’histoire officielle aura « oublié » de sélectionner pour le 150e anniversaire de la Guerre de 1870. Le journaliste Alfred d’Aunay raconte dans Le Figaro du 31 août 1872 la déception qu’il a connu à Woerth, en revenant d’une visite du champ de bataille de Frœschwiller : « Eh bien ! c’est après avoir contemplé les traces de ce drame terrible que j’ai dû assister, dans les auberges de Woerth, à un spectacle odieux : soldats et gendarmes bavarois jouaient avec les habitants. Tout ce sang est oublié. Tout cet héroïsme a été en pure perte. Le soldat allemand remplit sa mission : il germanise les paysans que son gouvernement s’est attachés en payant les dégâts. C’est à peine si on daigne regarder le Français qui entre. Ces gens de Woerth ne parlent qu’allemand. Il faut en prendre son parti ». On comprendrait, avec une histoire équilibrée, que le regard français sur l’Alsace ne tolère pas sa dimension germanique, qu’elle considère comme une trahison…

2.3. La falsification par réduction

L’omission a pour corollaire une dernière stratégie, celle de la falsification par réduction. Cette fois, il s’agit de se focaliser sur une réalité partielle, un fait minoritaire et de lui donner de manière disproportionnée l’aspect d’une expérience collective générale. C’est l’effet « Deux Mathilde » : la famille aristocratique et francophile au centre du téléfilm « Les Alsaciens ou les deux Mathilde » diffusé en 1996 est censée incarner l’Alsace tout entière ! Une fiction complète que d’aucuns considèrent pourtant comme un véritable documentaire. Mais la réduction fonctionne aussi très bien avec des petites phrases : « En 1648, l’Alsace devient française » alors que Mulhouse ne deviendra française qu’en 1798. Pour la Guerre de 1870 et ses conséquences, on se concentrera sur les cuirassiers de Reichshoffen, les turcos et le bombardement de Strasbourg, la protestation des députés alsaciens et lorrains à Bordeaux contre la cession de l’Alsace-Lorraine et les optants : voir Les Saisons d’Alsace de juin 2020, consacrées au sujet. Tous les témoignages montrant l’acceptation de la « mainmise allemande » – selon l’expression du magazine cité – seront laissées de côté (voir l’encadré ci-dessus). Les Saisons d’Alsace évoquent aussi le « paragraphe de la dictature » qui leur paraît être l’élément qui résume le mieux l’histoire politique du Reichsland puisque le titre du chapitre consacré à cette histoire est : « Une « dictature » jusqu’en 1902 ». C’est quand même pratique les guillemets pour dire une chose sans la nommer… Le représentant du gouvernement impérial en Alsace-Lorraine avait donc « la capacité de recourir aux pouvoirs exceptionnels de l’état de siège français » nous explique-t-on. Tiens ! « On » a donc gardé des lois françaises ?! Celle du 9 août 1849 en l’occurrence. Il est curieux que les historiens n’insistent pas davantage sur la nature dictatoriale du régime de Napoléon III sous lequel vivait l’Alsace jusqu’en 1870.

On peut également citer l’affaire de Saverne, en 1913/14 qui part du mot Wackes (voyou) lancé par un lieutenant prussien à ses recrues alsaciennes et s’achève par la chute du gouvernement alsacien-lorrain. En regardant les faits par le prisme des caricatures de Hansi – toujours lui – on voit effectivement « les limites de la germanisation en Alsace-Lorraine », comme c’est écrit sur le site internet de la Ville de Saverne qui a inauguré un Wackeswäjun circuit des voyous. En fait, il s’agissait surtout d’un bras-de-fer entre pouvoir civil et pouvoir militaire qui a mobilisé toute l’Allemagne. Autre réduction caractérisée : l’importance accordée aux quelques milliers d’Alsaciens-Lorrains qui ont fait la Première Guerre mondiale du côté français. Pour faire gober la supercherie, on parle des « nombreuses familles » déchirées entre un fils qui a eu la chance d’aller s’engager en France et un autre qui a été « incorporé » dans l’armée allemande… alors que ce cas de figure relève de l’exception. Même chose avec le fameux « éblouissement tricolore » de novembre 1918 : l’Alsace « redevient » française ! (A-t-on dit, en 1871, qu’elle « redevenait » allemande ?) Des photos d’époque, des articles de journaux – français, pourquoi en consulter d’autres ? – et les historiens reprennent sagement le mot d’ordre de la propagande française : « Le plébiscite est fait ! ». Pas besoin d’appeler les Alsaciens aux urnes pour leur demander leur avis sur leur appartenance nationale souhaitée, puisqu’ils ont tous l’air si joyeux ! « Plébiscite » facile quand on sait – mais le saviez-vous ? – que les Feldgrauen alsaciens-mosellans démobilisés étaient bloqués sur la rive droite du Rhin par l’armée française, le temps, pour elle, d’organiser cette mascarade. Certes, on ne ment pas mais on ne dit pas tout…

Mais voilà que bientôt l’Alsace aura son « malaise » et sa poussée de fièvre autonomiste… avec Hermann Bickler ! Défenseur acharné de l’allemand, chef d’un parti de tendance völkisch (ethniciste) et surtout… nommé officier SS dès septembre 1940 : quelle meilleure incarnation de l’autonomisme tel qu’il doit apparaître dans l’histoire officielle ! Que Bickler n’ait jamais été élu durant l’entre-deux-guerres, contrairement aux Rossé, Dahlet, Hueber et autres Roos, que son parti se limitait à un millier d’adhérents, tout cela importe peu : Bickler est cette « figure de l’autonomie [qui] se dégage », comme on pouvait le lire dans Le Monde du 22 août 2000. Expliquera-t-on un jour qu’un autonomiste n’est plus autonomiste à partir du moment où il se rallie à l’Allemagne nazie, régime centralisé farouchement opposé à l’octroi de la moindre autonomie pour l’Alsace ? L’équation autonomiste = Allemand = nazi est trop tentante pour le roman national français. Quand ce n’est pas Alsacien = Allemand = nazi, toujours en vogue de nos jours ! N’a-t-on pas entendu Franck Ferrand, sur l’antenne de France Télévisions, qualifier les Malgré-Nous d’« Alsaciens volontaires » lors du passage du Tour de France à proximité d’Oradour-sur-Glane, le 10 septembre 2020 ? La dernière grande réduction, c’est peut-être celle de l’affiche « C’est chic de parler français » : les Alsaciens, traumatisés par la Seconde Guerre mondiale, sont invités à renoncer à leur langue pour s’intégrer pleinement dans la communauté nationale ; toute la violence d’Etat est effacée par cette jolie petite phrase qui fait passer les dialectophones pour des… ploucs !

Voilà pour les méthodes, plus ou moins grotesques, plus ou moins habiles, plus ou moins sournoises. Toutes, à des degrés divers, sont mises en œuvre par toute une série d’acteurs. Citons les principaux.

3. Les acteurs de la falsification

Parmi les acteurs de la falsification, admettons que certains le sont de bonne foi, répétant sans trop réfléchir et par mimétisme les lieux communs que le romain national leur – nous ! – propose depuis des décennies. D’autres acteurs, en revanche, assument pleinement la falsification : où comment faire primer l’idéologie sur la vérité historique.

L’Education Nationale, du simple fait de son programme unique pour l’ensemble du pays, condamne l’histoire de l’Alsace, comme celle des autres provinces, à l’oubli. On étudie Philippe Auguste en oubliant Frédéric Barberousse, François Ier en oubliant Charles Quint, Jules Ferry en oubliant Bismarck (ou alors, uniquement pour le rendre responsable de la perte de l’Alsace-Lorraine, oubliant que l’Alsace et la Moselle lui doivent, entre autres, l’école obligatoire), les Poilus plutôt que les Feldgrauen, etc. En 1946, pourtant, un manuel d’Histoire d’Alsace à l’usage des établissements scolaires des premier et second degrés était publié par un directeur d’école. Préfacé par le ministre de l’Education nationale en personne, le Belfortain Marcel-Edmond Naegelen – qui fut, dans l’Alsace de l’entre-deux-guerres, à la tête d’un syndicat d’instituteurs assimilationniste – ce livre constitue un chapitre magnifique… du roman national français ! Datant de l’entre-deux-guerres, un vieux fond de mentalité germanophobe explique l’opposition longtemps manifestée envers l’enseignement bilingue et, désormais, envers l’enseignement immersif en allemand et en alsacien. Certes, nous avons les options « culture régionale » dans les collèges et « langue régionale d’Alsace » dans les lycées mais comme il s’agit d’options, elles touchent très peu d’élèves. Ainsi, la lente érosion de la pratique dialectale et la maîtrise du Hochdeutsch résultent-t-elles d’une stratégie délibérée et assumée de cette administration.

L’Université n’interagit pas avec la société alsacienne. Les Alsaciens savent-ils seulement que la faculté d’histoire de Strasbourg comprend un Institut d’histoire d’Alsace ? On ne sait trop, en réalité, s’il faut en parler au présent ou au passé. En effet, créé en 1919 pour affirmer la nouvelle mainmise française sur l’Alsace, cet institut s’est vu retirer, en 2015, ses locaux du palais universitaire de Strasbourg (bibliothèque, salle de séminaire, bureau…). Réduite à un quarteron de professeurs en retraite, la résistance n’avait guère de chances de succès. Aujourd’hui, l’Institut d’histoire d’Alsace se résume à ses deux enseignants : il n’y a plus de lieu consacré à l’étude de notre histoire. Naturellement, on peut aussi étudier l’histoire de l’Alsace sans institut mais combien de professeurs des autres chaires des universités de Strasbourg et de Haute-Alsace s’y intéressent ? Beaucoup viennent d’ailleurs et ont d’autres centres d’intérêt. Qui étudie l’histoire contemporaine de l’Alsace, celle qui suscite le plus d’intérêt de la part du public ? Très peu de monde en vérité et les rares qui s’y attèlent se concentrent généralement sur les périodes françaises, à cause de la « difficulté » liée aux sources… en allemand ! Le résultat est que les universitaires, au lieu de jouer le rôle d’aiguillon de la recherche historique, approfondissent les ornières du roman national…

Les romanciers investissent le champ laissé libre par l’université. Dans Le double visage du Dr Karl Roos : nid d’espions en Alsace-Lorraine publié en 2012, Viviane Janouin-Benanti dépeint le dirigeant autonomiste comme… un nazi ! Or, jusqu’à la sortie en 2020 de Karl Roos : un autre Dreyfus alsacien ? – un travail minutieux de vérification mené par Bernard Wittmann – le « roman historique » de Viviane Janouin-Benanti faisait figure de référence… historique ! D’une manière générale, nous avons trop tendance, imprégnés que nous sommes par le roman national, à prendre des œuvres littéraires pour la vérité historique, de La Dernière classe d’Alphonse Daudet (1873) aux Alsaciens ou les deux Mathilde de Henri de Turenne (1996) en passant par Les Tilleuls de Lautenbach de Jean Egen (1919) qui partent tous du postulat que l’Alsace est intrinsèquement française. Il ne reste guère que les romans policiers régionaux pour distiller parfois entre les lignes un message conforme au vécu.

A propos de livres, interrogeons-nous sur la part respective des récits francophiles et germanophiles dans les éditions de témoignages historiques sur la Première Guerre mondiale, par exemple. Certes, les récits de germanophiles sont en allemand et nécessitent d’être traduits. La chose est pourtant faisable : Jean-Louis Spieser s’y est déjà attelé et a livré plusieurs ouvrages bien documentés ; de même, Joseph Schmittbiel a traduit en français Üs unserer Franzosezit de Marie Hartmann ou encore François Waag a traduit en français les mémoires de son grand-père officier de l’armée du Kaiser. Pour autant, ces initiatives demeurent isolées quand elles ne sont pas entourées d’une certaine… suspicion ! On publie surtout ce qui correspond à l’image d’Epinal : rien ne peut égaler les œuvres de Hansi, d’autant que le business des produits dérivés touristiques écrase tout ! Donc on réédite et on vend cette vision complètement fantasmée et irréelle de l’Alsace de 1910 aux touristes et aux Alsaciens du XXIe siècle. C’est ainsi que se diffuse une histoire frelatée…

Wikipédia est le réceptacle de toute cette production. L’article sur Karl Roos est un modèle du genre, reprenant tout ce que la presse anti-autonomiste a pu colporter comme assertions infondées. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans la bibliographie de cet article… le roman de Viviane Janouin-Benanti, cité comme source historique, au même titre qu’une thèse ! L’orientation idéologique des articles concernant l’histoire de l’Alsace est clairement celle du roman national. Ce n’est pas la peine de faire ici un florilège : allez voir et exercez-vous à débusquer les falsifications, maintenant que vous maîtrisez les trois méthodes employées…

Le mémorial d’Alsace-Moselle pourrait être un lieu de production de l’histoire de l’Alsace. En réalité, c’est un mémorial de la Seconde Guerre mondiale dont on peut résumer la muséographie de la manière suivante. Première salle : l’Alsace et une partie de la Lorraine sont « arrachées » à la France en 1870 (le visiteur non averti en déduit qu’elles étaient françaises de toute éternité…) ; entre 1871 et 1918, ces territoires a eu l’idée géniale de développer une identité propre puis, entre 1918 et 1939, l’idée saugrenue de vouloir conserver cette identité. Dans les salles suivantes, de rutilants wagons transportent les Alsaciens et Mosellans dans le Sud-Ouest de la France en 1939 (en réalité, l’évacuation s’est faite dans des wagons à bestiaux, dans des conditions effroyables) ; puis ça beugle en allemand (on « germanise » l’Alsace… pourtant germanique depuis l’origine ; on confond ici volontairement culture germanique et… régime nazi !) ; on reconnaît la voix d’Adolf Hitler ; on voit des panneaux de rue écrits en écriture gothique… Bref, l’enfer (teuton, boche)… En fait, ce n’est que le purgatoire puisque l’enfer arrive ensuite, avec ses bruits d’explosions, ses barbelés, etc. Avant que ne jaillisse la lumière du retour à la France ! Au passage, on montre que les autonomistes et germanophiles de tous poils portent une lourde responsabilité dans tous ces malheurs. Une mise en scène à charge donc, à des années-lumière d’une objectivité que mérite pourtant la singularité de notre histoire.

A l’origine et à la direction de ce curieux amémorial – ou musée de l’amnésie – d’Alsace-Moselle, se trouve un… Landais. Jusqu’à la nomination récente de Guillaume d’Andlau, c’était également une Française de l’Intérieur qui assurait la direction du Centre européen du résistant déporté du Struthof. Et c’est encore un Français de l’Intérieur qui dirige aujourd’hui l’Ecomusée d’Ungersheim ; etc. Est-ce parce qu’aucun Alsacien n’aurait pas la compétence requise pour assurer la direction d’institutions mémorielles de sa propre région ? Ou alors, mènent-ils une carrière plus prestigieuse et moins compromettante dans un autre coin de l’hexagone ?

Les associations patriotiques demeurent le fer de lance du roman national en Alsace en le diffusant sur le terrain, à la racine, avec le formidable relai de la presse quotidienne régionale (voir ci-dessous). Le Souvenir Français – fondé en 1887 par un Alsacien installé à Paris voulant entretenir la mémoire des combattants de 1870 – tient une place à part par l’ampleur de son réseau. Il tisse d’innombrables liens avec les écoles auxquelles il livre des activités clé en main (sorties, animations de toutes sortes). Très actif pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, le Souvenir Français aime lier entre eux les différents conflits dans une même histoire : l’Alsace région martyre, bastion français pris deux fois par l’Allemagne mais toujours fidèle à la Mère Patrie, avant-poste de la liberté contre la barbarie (on pourrait même remonter à César contre Arioviste et à la vieille lutte des Latins contre les Germains)… Mais aujourd’hui, c’est la paix, Français et Allemands sont réconciliés, explique-t-on quand même aux enfants. Sauf qu’en 1914-1918 nous étions Allemands, de droit et de cœur (falsification par action et par omission), comme quoi, en psychologie comme en histoire, un souvenir peut être réinventé…

Citons également l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) et son concours de création littéraire et artistique qui s’adresse aux écoles primaires (Les Petits Artistes de la Mémoire), la Fédération nationale André Maginot, dont le nom est à lui seul tout un symbole d’ouverture vers les autres territoires du Rhin supérieur, etc. Il y en a d’autres.

Le Grand-Est mène une action de fond sur les terrains de l’histoire et de la mémoire, qu’on peut qualifier de véritable propagande : il s’agit bien sûr de cette région artificielle qui cherche à tout prix à s’inventer une légitimité historique. Elle s’est notamment dotée d’un « Comité d’histoire régionale ». L’ordre des mots n’a pas été choisie au hasard : il ne s’agit pas d’un Comité régional d’histoire mais bien d’un Comité d’histoire régionale, proclamant ainsi la préexistence d’une histoire commune réunissant les trois quatre régions historiques (Alsace, Lorraine, Champagne et Ardennes) fusionnées en 2015. Peut-on imaginer pire malhonnêteté intellectuelle, qui plus est, financée par l’argent du contribuable ?

Lors d’un colloque organisé par ce fameux comité à Sedan en 2019, l’intervention d’un docteur en histoire antique s’intitulait « Le Grand Est avec César » ! En 2020, le Grand-Est s’est saisi du personnage de De Gaulle pour se créer une sorte de figure titulaire. La presse régionale marche dans la combine : « La région Grand Est avait une unité avant qu’une réforme ne l’invente en 2015 : celle-ci lui était donnée par le général de Gaulle » écrivait dans les DNA Hervé de Chalendar le 20 juin dernier ! On n’oublie pas non plus le centenaire de 1870 : « 1870, le Grand Est au cœur de la guerre » est le titre d’un article paru récemment dans Grand Est Magazine.

Ce ne sont là que quelques exemples parmi des centaines d’autres ! Le Grand Est ne prend même pas la peine de cacher sa stratégie de manipulation de l’histoire à des fins politiques (falsification par action). Rappelons-nous cet appel d’offre lancé en 2019 : 580 000 € pour définir et mettre en œuvre « une stratégie de communication […] permettant de construire le fait régional et d’écrire un récit commun faisant sens auprès des habitants et des partenaires de la collectivité » !

Autres collectivités territoriales, les communes ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur leur politique mémorielle. Beaucoup subventionnent les yeux fermés les associations patriotiques que nous évoquions plus haut. Peu s’interrogent sur l’odonymie, c’est-à-dire les noms de rue. Pourtant, il y aurait du travail : pourquoi ne pas retirer les chefs de guerre et les remplacer par des figures positives d’époques oubliées, parmi lesquelles celle du Reichsland qui a pourtant donné le jour à tant de réalisations utiles et pérennes. La précédente municipalité de Strasbourg a tenté de se rattraper en 2017 en donnant le nom de Rudolf Schwander, maire de la ville de 1906 à 1918… à un sentier douteux ! En 2019, la même municipalité a fait ériger une statue au héros médiéval Liebenzeller : deux plaques ornent le monument, dont une reprend une citation de ce chevalier strasbourgeois ; sauf que lesdites plaques sont écrites en français, alors que la langue dans laquelle s’exprimait ledit Liebenzeller était naturellement l’allemand. Quant à un panneau expliquant que l’actuel Théâtre national de Strasbourg (TNS) est installé dans le bâtiment monumental érigé entre 1888 et 1892 pour accueillir l’assemblée régionale (Landesausschuss) devenu parlement d’Alsace-Lorraine (Landtag) en 1911, vous pouvez toujours chercher…

Mais il y a pire ! En 2001, Colmar a créé un square Hansi autour d’un buste du caricaturiste germanophobe ! Des maires de communes rurales refusent de reprendre la toponymie allemande quand il s’agit de nommer une rue dans un lotissement, d’autres ne voient pas l’intérêt de plaques bilingues. La plupart des élus n’osent pas faire flotter le Rot un Wiss sur leurs mairies.

Des signes encourageants, toutefois, dans cette curieuse atmosphère d’autoflagellation et de suicide culturel : le nombre croissant de maires qui, refusant plus longtemps le rôle indigne de fossoyeurs mémoriels, s’engagent dans des commémorations du 11 novembre respectueuses de leur propre histoire communale.

La presse quotidienne régionale enfinse fait le relai de tous les acteurs passés en revue. Nous avons déjà mentionné le nom du complice favori du Grand-Est, grand auteur de canulars historiques dans les DNA. Là encore, on vient nous réinventer notre histoire… Et pas seulement dans le journal. En effet, les mêmes falsificateurs sévissent également dans le magazine politique des DNA, les Saisons d’Alsace. A grand renfort d’historiens universitaires ou non, les Saisons d’Alsace disent ce qu’il faut penser des différents épisodes de notre histoire. Par exemple, dans le numéro consacré à la guerre de 1870 paru en juin 2020 (« L’Alsace déchirée » !), le maître-mot était sans surprise « Annexion » qu’on a fait rimer avec destructions. Dans le numéro sur l’évacuation de septembre 1939 (septembre 2009 réimprimé en septembre 2019), ce qu’il fallait retenir, c’était l’extraordinaire solidarité du Sud-Ouest qui a réussi à transformer en joyeux moment de cohésion sociale le déracinement de quelque 600 000 Alsaciens et Mosellans pendant près d’un an : il n’y a qu’à voir toutes ces jolies photos de personnes souriantes publiées par la revue !

En réalité, le drame vécu par les Alsaciens et Mosellans, ne parlant pour la plupart que leurs dialectes et attachés à leurs croyances religieuses, perdus et brocardés dans des départements dits « d’accueil », germanophobes et déchristianisés, est très éloigné de l’image que la revue veut nous faire avaler. Etonnamment, la pseudo-vérité journalistique prime ici sur les récits qui perdurent dans les familles alsaciennes et mosellanes.

On rétorquera que, quand même, les Saisons d’Alsace ont fait, en septembre 2010, un numéro sur la période du Reichsland… ou plutôt sur « le grand tournant » de « 1870-1910 », comme l’indique la couverture : il ne s’agirait quand même pas que les Alsaciens identifient précisément et sachent nommer cette période de leur histoire entre 1871 et 1918 ! Il faut reconnaitre que ce numéro contient quelques beaux articles mais sa lecture laisse une impression étrange, douloureuse, celle d’une Alsace tiraillée. Quant au numéro de septembre 2015 sur les « origines de l’autonomisme alsacien », il est une insulte à la vérité historique !

Falsification de notre histoire – nous en avons exposé les méthodes – par des acteurs plus ou moins conscients du tort qu’ils font à notre culture multiséculaire – nous en avons listé les principaux. Au fait, pourquoi se donnent-ils tant de peine ?

4. Les raisons de la falsification

La France a clairement un problème avec l’histoire alsacienne. Quel est-il ? Ce problème dépasse le cas de l’Alsace. C’est le problème du rapport compliqué de la France à la germanité, autrement dit : sa germanophobie. Or, l’Alsace, c’est la part germanique de la France, qu’on le veuille ou non. Sauf que… la France ne le veut pas et ne l’admet pas… Dès lors, elle invente littéralement une histoire, une belle histoire de confins progressivement intégrés, de progression d’une région bâtarde dans la hiérarchie des civilisations ; bref, un destin. Tous ceux qui s’opposent à la bonne marche de ce destin sont coupables de crime contre l’histoire : ce sont des ploucs, des ratés, des grains de sable dérisoires dans la belle machinerie téléologique. Honte à eux ! « Ils » sont responsables des « malheurs de l’Alsace » ! Nous sommes donc une région de « malheurs », une région à l’histoire « douloureuse », parce que le patient se débat, refuse de se laisser soigner en ingurgitant une potion frelatée pour guérir de sa germanité et de renoncer à sa culture multiséculaire juste pour plaire à Marianne. Honnêtement, Châtenois ne pouvait décemment continuer à s’appeler Kestenholz, Obernai Oberehnheim et Sainte-Croix-en-Plaine Heiligkreuz. Quelles sonorités barbares ! Il n’y a que des arriérés pour vouloir, de nos jours, revenir à ces noms-là ou simplement les indiquer !

D’ailleurs, de quoi se plaint-on ? On n’est pas bien, plus riches que nos voisins lorrains ? Moins riches que nos voisins suisses et allemands peut-être mais ce n’est pas grave : puisque nous sommes le Nord-Est de l’Hexagone, il faut se comparer aux autres points de cet hexagone. L’extérieur, l’autre côté de la frontière, est devenu un autre monde : l’étranger. On ne se comprend plus, littéralement, puisqu’on ne parle plus la même langue. D’ailleurs s’est-on jamais compris ? Le roman national nous affirme que non. A-t-on vraiment partagé, autrefois, une langue et une histoire commune avec les Allemands ?  Le roman national en doute fort, même concernant les temps les plus lointains : « [L’histoire impartiale] nous montre, tout au long de la période germanique, notre province vivant en lisière et presque en dehors du Saint-Empire, dont le pouvoir central, faible et lointain, est impuissant à souder les uns aux autres des éléments hétérogènes, aux populations dépourvues de tout sens national » prétendait, sans rire, le ministre de l’Education nationale Naegelen en 1946. Tant pis si les empereurs du Saint-Empire venaient régulièrement séjourner en Alsace ; tant pis si les humanistes alsaciens étaient aussi des patriotes allemands ; tant pis pour la vérité historique : nous n’étions pas Allemands ; tout au plus vaguement germaniques…

D’ailleurs nous ne parlions pas l’allemand mais l’alsacien, affirme-t-on, une langue indépendante, à laquelle certains esprits imaginatifs ont même trouvé une parenté avec… les langues celtiques ! Tant pis si l’alsacien n’existe pas en tant que langue mais se divise entre différentes variantes d’alémanique et de francique ; tant pis si les Alsaciens disaient eux-mêmes jusqu’au début du XXe siècle qu’ils parlaient l’allemand et que leur culture était allemande ; tant pis pour la vérité linguistique et ethnographique : nous ne parlions pas allemand, tout au plus une langue à consonance vaguement germanique. Le terme d’« alsacien » qui émerge au XIXe siècle pour désigner les différents dialectes allemands parlés en Alsace, est une formidable invention pour le roman national qui en a généralisé l’usage. On le comprend ! Grâce à l’« alsacien », le locuteur alémanique d’Alsace ne parle plus la même langue que le Badois ou le Suisse, également locuteurs alémaniques. Comme notre langue avait un nom différent, ce n’était plus la même langue. Surtout, comme l’alsacien est désormais censé être autre chose que de l’allemand, l’allemand n’est plus la langue écrite des Alsaciens – auxquels on raconte qu’on écrivait en alsacien au Moyen Age – l’allemand n’a plus sa place en Alsace. Du pain béni pour l’idéologie jacobine qui fait de l’allemand une langue étrangère à l’école primaire, avant de le bannir complètement en 1945, après qu’il a été établi que cette langue était à l’origine des « malheurs de l’Alsace ». La boucle est bouclée.

Les baby-boomers, dialectophones, ont donc été élevés dans l’idée non seulement que l’allemand n’avait rien à voir avec l’identité alsacienne mais en plus qu’il était nocif à cette identité. Ces baby-boomers ont eux-mêmes fait des enfants, première génération largement non-dialectophone. On pouvait alors, sans risque de répercussions identitaires, réintroduire l’allemand dans les écoles alsaciennes, à petite dose, pour raisons économiques : une sorte de mal nécessaire à la prospérité régionale. Il fut effectivement vu comme cela par les enfants… D’où la chute de la germanophonie en Alsace.

Le rêve de Hansi – une région frontalière où règne le monolinguisme français – est en vue. Une Alsace débarrassée de sa langue barbare dont on ne conserve que les attributs de carte postale, utiles au tourisme international. Alors qu’on ne vienne pas embêter les Alsaciens avec ces vieilles histoires de culture alsacienne et de passé singulier…

Hé bien si, justement ! Unsri Gschìcht a été fondé pour remettre toutes ces « vieilles histoires » au goût du jour ; pour montrer la nécessité de connaître notre véritable histoire si nous voulons sauver ce qu’il nous reste de patrimoine linguistique et culturel et inverser la tendance du déclin ! Or, une Alsace qui renie sa germanité est condamnée au déclin : nous le constatons depuis des décennies et la disparition de la Région Alsace en 2015 en a été le révélateur le plus frappant. Les Alsaciens se sont retrouvés face à la fin de leur histoire et ils ont vu qu’elle ne correspondait à celle de l’Alsace heureuse racontée par le roman national. Ils se sont rendu compte qu’ils ne connaissaient pas leur véritable histoire ; que celle-ci avait été falsifiée, frelatée. Ils se sont rendus compte que la France leur avait menti et qu’ils avaient été trahis par des politiciens alsaciens soucieux d’une carrière qui se décide… à Paris. Puis ils ont compris que Paris les a rayés de la carte ; que leur avenir ne pouvait pas dépendre de la capitale mais leur appartenait à eux.

Il y a longtemps que l’Alsace, avec Frédéric Hoffet, a commencé sa psychanalyse. Or, une psychanalyse ne vaut que lorsqu’on en sort. Au nom de quelle mystification devrions-nous avoir honte de notre histoire ? Pourquoi nous la cacher ? Peut-être, parce ce que, révélée, la honte changerait de camp ? La connaissance de notre véritable histoire, c’est vital pour l’Alsace et c’est crucial pour l’Europe.

Un des défis d’Unsri Gschìcht va être de restituer une histoire alsacienne conforme aux faits, dépolitisée et apaisée, dans la conscience générale. Dans la période compliquée que nous traversons, nous voyons des tribuns politiques jeter dans l’opinion des informations tronquées et inexactes,  dans le but de dresser les populations les unes contre les autres. Nous ne voulons pas de cela pour l’Alsace. Nous voulons de la méthode, nous voulons du professionnalisme.